3. L'APPEL DE LA STAR
INTIME
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(...) Nous voulons vivre dans la
vie des autres d'une vie imaginaire, et nous nous efforçons
pour cela de paraître. Nous travaillons incessamment
à embellir et à conserver notre être imaginaire
et négligeons le véritable."
"Nous sommes si présompteux
que nous voudrions être connus de toute la terre, et
même des gens qui viendront quand nous ne serons plus;
et nous sommes si vains, que l'estime de cinq ou six personnes
qui nous environnent, nous amuse et nous contente."
Pascal, Pensées
Ah ! être une heure, rien
qu'une heure durant,
Beau, beau... beau et con à la fois !
Jacques Brel, Jacky
1961.
Université de Yale.
Le luxueux laboratoire Interaction est le théâtre
d'une expérience troublante. Dans une cabine fermée,
un homme d'une quarantaine d'année est attaché
sur une chaise électrique.
Il a les poignets reliés par de nombreuses électrodes
à des câbles qui serpentent dans la pièce
avant de rejoindre, hors de vue, un générateur
de courant continu. En face de lui, un micro et à portée
de sa main droite, des boutons sur lesquels il doit appuyer
en réponse aux questions qui lui sont posées.
L'homme participe comme "élève" à
une expérience sur la mémoire et sur les "effets
du châtiment sur l'éducation". Il est volontaire.
Sa voix parvient par haut-parleurs dans une salle spacieuse
où se tiennent deux personnes : un professeur de biologie
de trente et un ans, impassible et sévère dans
une longue blouse grise de technicien, et Elinor R., une femme
d'une quarantaine d'années.
Avant
l'expérience, madame R. s'est montrée "volubile,
intarissable et se projette fortement en multipliant les allusions
à ses activités sociales. Elle a un certain
charme en dépit de sa prolixité". (1)
Elle est maintenant assise devant un impressionnant tableau
de commande. A gauche, une plaque gravée : "Stimulateur
de chocs, type ZLB, Dyson Instrument Company, Valtham, Mass.
Puissance 15 V - 450 V." En face d'elle : trente manettes
surmontées de leurs indications de voltage en progression
de 15 à 450 volts. Des mentions précisent les
effets obtenus par groupe de commandes : "choc léger",
"choc modéré", "choc fort",
"choc très fort", "choc intense",
"choc extrêmement intense", "attention
: choc dangereux". Ensuite, deux manettes ne portent
plus aucune mention. Seulement : "XXX..."
C'est Elinor qui pose les questions. Des séquences
de mots que l'"élève" doit associer.
Quand la réponse est mauvaise, elle abaisse une manette
: un voyant rouge s'allume accompagné d'un bourdonnement
électrique puis un éclair bleu fait bondir l'aiguille
du voltmètre.
Elinor a déjà appliqué la punition électrique
jusqu'à 75 volts. "Pendant sa prestation, elle
s'efforce de projeter d'elle-même une image de compétence
et d'aisance mondaine (...) En lisant les couples de mots
à l'élève, elle garde un ton volontairement
correct, voire autoritaire, qui contraste avec les remarques
mièvres et puériles qu'elle adresse à
l'expérimentateur".
A nouveau, la réponse est mauvaise : mais quand elle
abaisse la poignée de 90 volts, cette fois-ci, Elinor
entend un gémissement. Même réaction quelques
minutes plus tard, à 105 volts. Elinor commence à
être angoissée. A 120 volts, l'homme attaché
crie que les chocs deviennent douloureux. A 135 volts, il
hurle et à 150, il implore : "Laissez-moi partir
! Je ne veux plus participer à l'expérience
! Je refuse de continuer ! "
Elinor est de plus en plus désemparée. Elle
se tourne vers le professeur et d'une voix d'enfant, lui demande
si elle doit continuer. "Poursuivez, je vous prie"
lui répond l'homme à la blouse grise. Et Elinor
continue.
A 195 volts, l'élève cherche à se détacher
: "Libérez-moi ! Je ne peux plus le supporter
! " Elinor est en pleine détresse intérieure
; elle marmonne : "Je tremble" mais elle continue
à s'adresser à l'élève "sur
le même ton formel"..
A
270 volts, elle tente, en appuyant sur un mot, d'indiquer
la bonne réponse à l'élève. Peine
perdue : il se trompe encore. C'est à croire qu'il
le fait exprès, pense Elinor. Totalement désemparée,
elle se tourne vers l'expérimentateur :
-Je dois vraiment continuer ?
- L'expérience exige que vous continuiez.
- Oh ! je suis très inquiète pour lui ! Faut-il
vraiment aller jusqu'au bout ?
- Il est absolument indispensable que vous continuiez.
- Est-ce qu'on ne pourrait pas s'arrêter ? Je tremble
! Je tremble ! Vous voulez que j'aille jusqu'au bout ?
- Vous n'avez pas le choix, vous devez continuer."
Et Elinor continue en s'adressant à l'élève
sur le même ton formel. Alternant sang-froid et accès
d'angoisse.
"On dirait qu'il y a deux femmes en elle, l'une jouant
le rôle qu'elle a accepté d'assumer avec compétence,
l'autre incapable de réfréner sa détresse
intérieure".
C'est un cri d'agonie qui répond à la décharge
de 300 volts : l'élève annonce d'une voix brisée
qu'il ne fournira plus aucune réponse à l'exercice.
A
partir de 330 volts, Elinor n'entend plus rien. L'expérimentateur
lui demande de poursuivre.
Elinor poursuit. Jusqu'à 450 volts. Le maximum.
Trois fois de suite.
Une
heure plus tôt, Elinor R. parlait à l'expérimentateur
de ses activités bénévoles. "J'obtiens
des résultats à force de sollicitude et d'amour,
expliquait-elle (elle s'occupe de jeunes qui ont des difficultés
à s'adapter à la vie sociale), ce sont tous
plus ou moins des blousons noirs (...) la première
chose que je leur inculque : le respect des gens, le respect
des personnes âgées, le respect des jeunes filles
de leur âge, le respect de la société
en général. J'estime que c'était la première
chose que je devais faire avant de leur enseigner quoi que
ce soit. Ensuite, je pourrai leur apprendre à devenir
quelqu'un, à s'élever dans l'échelle
sociale."(1)
Une
heure plus tard, Elinor R. était devenu une tortionnaire.
Comme 65% des 658 habitants de la région de Yale, de
tous âges et de toutes origines sociales, qui participèrent
à l'expérience du psychosociologue américain
Stanley Milgram.
Et comme 70 à 85% des participants de Rome, de Munich
et d'Australie où elle a été reproduite.
Naturellement,
Elinor R. n'a jamais réellement torturé personne.
L'homme à la chaise électrique était
un acteur et ses cris étaient diffusés par magnétophone.
Mais comment expliquer son attitude ? Par les pulsions de
mort présentes en chacun de nous ? Stanley Milgram
est formel : des variantes de l'expérience de Yale
ont montré très clairement que "ce qui
compte, ce n'est pas ce qu'ils font, mais pour qui il le font."(2)
Autrement dit, les personnes ont agi pour se conformer à
ce que quelqu'un d'autre attendait d'elles. Pour donner d'elles-mêmes
l'image qu'elles croyaient attendue par l'autre. Celui dont
on espère les louanges ou la protection. Est-ce toujours
l'autorité ? Non, ce peut être aussi bien le
groupe d'appartenance ou de référence ou même
l'opinion publique.
De Gaulle intime : le Héros contre la Star
Cette
considération que nous quêtons dans le regard
des autres, Carl Jung, le disciple dissident de Freud, s'inspirant
du surmoi, l'a nommée la "personnalité
publique". C'est, comme l'indique l'étymologie,
un masque (3) que nous avons le sentiment de devoir porter
sous peine d'être exclu de la communauté à
laquelle nous voulons appartenir.
Cette image sociale idéale de nous-même joue
un rôle clé dans nos relations avec les autres,
dans l'aspect inter-personnel de notre personnalité(4).
Nous l'appelons la Star Intime. Comme la star de spectacle,
la Star Intime ne s'appartient pas : elle est l'exigence intériorisée
de la société. Elle est l'image idéale
que nous croyons devoir donner aux autres de nous-même.
Mais on aurait tort de croire que la conscience de la Star
Intime ne passe que par le mode Parent des personnes. Comme
le Héros Intime, la Star Intime est polymorphe. Dans
l'Enfant, elle est en empathie avec ses semblables et fait
de ses caprices, de ses émotions, de ses créations,
des coups de théâtre, des effets de scène.
Dans le mode Parent, elle est respectueuse de l'autorité
et elle l'incarne avec ostentation. Dans le mode Adulte, elle
se montre professionnelle, conciliatrice, efficace.
La Star Intime peut entrer en conflit avec le Héros
Intime. Charles de Gaulle refusant, contre toute son éducation
et son apprentissage, l'autorité officielle de la France
de 1940, a montré la prédominance de son moi
idéal sur sa personnalité sociale idéale.
Dans l'expérience de Yale, l'attitude d'Elinor R. se
comprend mieux à la lumière de ces deux finalités
fondamentales. Chez elle, les projets qui cherchent à
réaliser la Star Intime sont très importants.
Dans ses activités bénévoles comme dans
l'expérience à laquelle elle a accepté
de participer, elle change constamment de mode de conscience
de sa Star Intime, passant de l'Enfant "qui tremble"
au Parent "qui parle d'un ton formel". Mais elle
demeure en représentation. Aussi égocentrique
qu'elle soit, jamais son Héros Intime n'est concerné
: on a le sentiment qu'il est inexistant.
Or le Héros Intime est la seule finalité à
pouvoir contrecarrer la soumission aux abus d'autorité
et aux mouvements de foule, aux sociétés totalitaires
et aux lynchages collectifs.
La
Star Intime qui donne l'élan aux comportements sociaux
de chacun d'entre nous, est-elle dangereuse ? Pas plus et
pas moins que le Héros Intime, finalité asociale
qui conduit les assassins solitaires, les illuminés
qui se croient inspirés par Dieu et les fondateurs
de sectes.
L'être humain est vraisemblablement schizoïde par
nature. La sagesse ou la santé mentale nécessitent-elles
une harmonie entre nos deux finalités intimes ? Entre
"la peau" et "la chemise", selon l'expression
de Montaigne ?
Entre Jacky et Brel ? Entre Lulu et Gainsbarre ?...
La Star Intime se construit comme le Héros Intime par
l'imitation et l'apprentissage. Par contre, les actions qui
visent sa réalisation n'utilisent pas des attributs
-qui ne sont destinés qu'à soi-même- mais
des signaux adressés aux autres : les signaux discrets.
Comme l'expression l'indique, ces signes avancent masqués.
Pourquoi ? Pour que l'intention qui les fait utiliser, d'être
reconnu par ses pairs, ses semblables, ne soit pas évidente.
On connaît la réprobation qui entoure le "m'as-tu
vu" ! celui qui "en fait trop" et dont la quête
de considération est affichée avec excès.
Celui que, dans certains milieux, on qualifiera de "parvenu",
n'est pas un original. Au contraire, c'est quelqu'un qui utilise
les signes de reconnaissance du groupe de référence
auquel il cherche à s'intégrer. Mais, maladroitement,
il les hypertrophie ou il les imite mal ! (5)
Ces signes de reconnaissance existent dans tous les milieux
culturels et sociaux. Chaque génération a également
les siens (6).
Certains
de ces signaux discrets sont durables : le "loden"
vert à grand pli dans le dos des adultes NAP (Neuilly-Auteuil-Passy),
les "Santiags" des riders; d'autres sont éphémères
: le 4x4 chromé des confectionneurs du Sentier, le
téléphone de voiture des dirigeants d'entreprise.
En général, ils cessent d'être en activité
quand ils deviennent communs, c'est-à-dire utilisés
par d'autres milieux.
Dans
plusieurs pays européens, les dirigeants de Mercedes
se heurtent à ce phénomène de vulgarisation.
Les modèles de la marque étaient devenus pour
la bourgeoisie aisée des villes moyennes un signe de
reconnaissance d'une certaine réussite. Aujourd'hui,
certains propriétaires de Mercedes ont l'impression
d' afficher leur succès avec trop d'ostentation. Et
surtout pour des personnes dont l'opinion ne les intéresse
pas.
Après avoir fait disparaître de leurs carrosseries
les signes extérieures de cylindrée ou d'équipement,
ils commencent à se tourner, depuis quelque temps,
vers les modèles haut de gamme de marques plus discrètes
: Audi ou Renault, par exemple. Le signal de reconnaissance
continue à être émis, mais plus dicrètement
pour que seuls les pairs, les semblables le comprennent.
Dans de nombreux secteurs d'activité, l'image sociale
est le projet essentiel que la clientèle veut réaliser
en utilisant votre offre marquée. Non en se servant
de l'offre de base, celle qui constitue le minimum recherché,
lié en général à la valeur d'usage
du produit ou du service, mais en utilisant l'aspect de l'offre
sur lequel le jugement de préférences va s'exercer
: sa valeur de signal discret.
La mythologie des golden boys
Les
études que nous avons menées depuis 1981 sur
les préférences, qu'elles concernent les produits
de consommation ou d'équipement des individus, les
services ou les biens industriels, confirment le point de
vue du sociologue Jean Baudrillard : "On ne consomme
jamais l'objet en soi (dans sa valeur d'usage) -on manipule
toujours les objets (au sens le plus large) comme signes qui
vous distinguent soit en vous affiliant à votre propre
groupe pris comme référence sociale, soit en
vous démarquant de votre groupe par référence
à un groupe de statut supérieur."(7)
Ce double aspect des comportements -affiliation à son
groupe ou identification à un autre groupe- apparaît
clairement dans le choix d'une marque de cigarettes. En effet,
parmi les typologies de fumeurs, il existe deux populations
qui visent, par les marques de cigarette, à réaliser
leur "Star Intime" .
L'une d'elles, en se conformant au groupe d'appartenance :
des jeunes surtout, de 15 à 25 ans, de milieux aisés
et plutôt citadins. Ils préfèrent majoritairement
les Marlboro. Mais certains sont encore attachés aux
Gitanes brunes.
L'autre typologie regroupe des personnes qui cherchent à
afficher une position d'un statut supérieur à
leur position actuelle, essentiellement dans le monde du travail.
C'est un melting-pot d'âges et de conditions sociales
dont l'unité est psychologique : ce qui caractérise
cette clientèle, c'est "l'esprit de sérieux"
! Suivant le groupe d'appartenance, en posant leur paquet
de Camel, de Gitanes blondes ou dans une mesure moindre de
Winston, sur le comptoir ou sur leur bureau, il affichent
leurs ambitions. Agent de maîtrise ou ingénieur
commercial, ils veulent paraître responsables, donner
l'image d'hommes d'affaires faisant partie d'une élite
professionnelle. Les dirigeants marketing de Winston ont bien
compris la Star Intime des clients de leurs offres-cibles
(Camel, Gitanes blondes) en utilisant largement la mythologie
du golden boy dans leurs annonces publicitaires.
Comprendre
les signaux discrets qui sont émis par les clientèles
permet de les considérer comme les personnages qu'elles
veulent paraître. C'est s'adresser à leur Star
Intime sur le mode -Enfant, Parent ou Adulte- qu'elles souhaitent
voir utilisé à leur égard.
A la différence de la Séduction qui est un type
de communication privée, la considération est
donc un type de communication publique: nous devons montrer
les signaux discrets ou en parler. Par contre, nous devons
éviter d'en donner nous-mêmes la signification
: ils perdent immédiatement leur efficacité
si leur intentionalité, leur objectif de séduction
sont trop évidents.
Attention également aux signaux discrets que votre
entreprise ou votre offre marquée émet à
votre insu. Ils peuvent dysfonctionner en contrariant la Star
Intime de vos interlocuteurs. Les offres de service sont les
plus exposées à ce phénomène :
les contacts personnels avec les clientèles sont multiples
et dépendent de l'humeur et du talent de centaines
ou de milliers d'employés.
Dans
une concession automobile du centre de la France, un client
s'emporte en lisant sa facture : on lui a mis d'office une
dose de lave-glace non prévue dans l'entretien périodique
"obligatoire" de sa voiture ! Une dose à
9,20 F... Pour le mécanicien, c'est un fait technique
mais pour le client, c'est un signal discret de déconsidération
: on ne lui a pas demandé son avis...
Que fait alors le technicien ? Il jette du vinaigre sur la
blessure de la Star Intime de son interlocuteur.
"Vous faites une crise pour 9,20 F ? Tenez, je vous les
paye de ma poche ! "
Et il lance une pièce de 10 F sur le comptoir.
C'est star contre star : chacun semble jouer sa scène
devant un public imaginaire.
Mais le mécanicien tient à achever son oeuvre,
à faire définitivement perdre la face à
son adversaire : le dos tourné, il ajoute en regagnant
l'atelier :
"Gardez la monnaie !"
La salle imaginaire applaudit la sortie à tout rompre...
Elle le peut : cette scène va coûter environ
6000 F à l'entreprise -c'est le coût de l'acquisition
d'un nouveau client- somme à laquelle s'ajoute le manque
à gagner -environ 30.000 F sur cinq ans.(8)
Comment
éviter de prendre le risque de laisser passer de tels
signaux discrets (1) de déconsidération ? En
pratiquant un marketing du service qui exige une mise en place
et un suivi de processus systématiques dans les prestations
et les comportements. Euro-Disney -qui s'adresse à
l'Enfant des Héros Intimes de ses clients- ou les Singapore
Airlines -qui parlent à notre Star Intime- ne sont
des caricatures que pour les dirigeants amateurs. Elles demeurent
des modèles pour les maîtres du jeu, même
s'ils pensent pouvoir perfectionner leurs méthodes
et leurs techniques : dans cette perspective, de nombreuses
entreprises de service disposent aujourd'hui de leurs propres
centres de formation et d'entraînement et y allouent
des budgets très importants.